vendredi 25 mars 2016

Enseignement de l’histoire 1991-2014 : les écueuils, les enjeux. Un témoignage du « terrain » par Sahid Messaouri


J’enseigne l’histoire dans les écoles de la Ville de Bruxelles depuis 23 ans. J’ai appris mon métier de professeur à l’École Normale Charles Buls de la Ville de Bruxelles. J’ai ensuite suivi les cours de la licence en histoire à l’Université de Bruxelles.



Programme suivi (Ville de Bruxelles 2002)

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Pour le 1er degré de l’enseignement, ce programme prévoit la totalité de l’histoire humaine, des origines à la fin du XXe siècle. Vaste tâche !

Public visé : population majoritairement d’origine étrangère et quart-monde belge

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Les enfants qui nous sont confiés sont en grande partie issus de l’immigration maghrébine et turque, mais aussi polonaise, roumaine et d’Afrique subsaharienne. Tous sont nés à Bruxelles et ont la nationalité belge. Les autres enfants sont issus du quart-monde belge. Le quartier est celui des Marolles à Bruxelles, de l’église de la Chapelle à l’hôpital Saint-Pierre, non loin de la Porte de Hal.
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Pour ces enfants, le français est la seconde voire la troisième si pas la quatrième langue. Dans la majorité des cas, le français n’est pas parlé à la maison. Les enfants ne maîtrisent donc pas la langue française, ce qui implique des difficultés d’expression et de compréhension lors des leçons. De plus, ce sont des enfants qui se rendent deux à trois par semaine à l’école coranique ou dans une église évangélique où ils passent un certain temps (au moins plusieurs heures) à lire et à mémoriser des textes religieux dans d’autres langues que le français (arabe, syriaque, ourdou, pashtoun, lingala…).

Les écueuils rencontrés

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En 1ère secondaire, les élèves doivent apprendre la préhistoire et l’Antiquité. Ce qui ne va pas sans résistance !
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En effet, l’étude de la préhistoire comporte entre autres l’étude des origines de l’homme, les étapes de l’hominisation et les rites et croyances des hommes préhistoriques.
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C’est souvent un choc pour ces jeunes qui sont le plus souvent de confession musulmane et qui ne connaissent des origines de l’humanité que la version coranique du récit des tribulations d’Adam et Eve. Pour eux, point de portée symbolique ou mythologique du récit : Adam et Eve ont bel et bien existé ! Point besoin de preuves historiques ou archéologiques ! Puisque des textes religieux relatent en détail ces récits. C’est donc vrai ! Ils s’appuient sur une pléiade de publications d’auteurs salafistes qui abordent ces questions de manière péremptoire, sans aucune référence scientifique sérieuse, se reposant sur une lecture étroite et rigide du Coran.
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Difficile dès lors de parler sereinement de Lucy, de Ramidus, de Toumaï ou d’Abel.
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L’hostilité, la réprobation sont vraiment palpables. Le professeur joue sa crédibilité dans ces moments-là et souvent pour une année entière… Difficile, mais pas impossible. Car la soif d’apprendre de ces jeunes enfants est heureusement sans limite. Et malgré leur jeune âge, ils sont extrêmement sensibles à l’aspect démonstratif de l’exposé du professeur. Ils ont alors l’occasion d’entendre ce qu’ils n’entendent pas ailleurs, à savoir que sans preuve, pas de savoir scientifique.
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Très attentifs à ce que la pioche et la pelle des archéologues ont pu découvrir lors des décennies passées, littéralement fascinés par les méthodes de datation, ils sont alors à même de se faire une idée plus complète et probablement plus exacte des origines de l’humanité. Ces jeunes enfants réalisent alors une chose dont ils n’avaient absolument pas conscience : ils ignorent tellement de chose !
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Et c’est cette prise de conscience de leur ignorance qui est le point de départ du véritable processus d’apprentissage personnel. C’est alors un tout autre climat qui s’installe dans le local d’histoire. Il y a davantage d’écoute, de confiance malgré les nombreux commentaires sceptiques voire réprobateurs de certains « entêtés », qui ne veulent rien savoir, qui ne veulent rien apprendre.
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L’histoire antique apporte aussi son lot de surprises, de mises au point, de démentis et de clarifications.
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Sans surprise, c’est l’histoire des Hébreux qui donne pas mal de fil à retordre au professeur d’histoire. Pour nos jeunes étudiants, qui baignent bien malgré eux dans un climat d’antisémitisme latent (aux origines politico-culturelles bien connues), il est inconcevable que le premier monothéisme soit …juif ! Cela ne se peut ! Et leur expression incrédule quand ils apprennent que l’Islam est le …dernier monothéisme ! Quelque chose ne va plus. Ils sont littéralement abasourdis.
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La simple ligne du temps récapitulant au tableau les trois monothéismes successifs dans l’ordre de leur apparition leur paraît irréelle. On n’avait donc jamais dit à ces petits que Abraham et Moïse avaient précédé Jésus et que ce dernier avait existé près de six siècles avant l’apparition du prophète de l’Islam. Quant aux influences du judaïsme sur le christianisme et des deux cultes précédents sur l’Islam, c’est tout bonnement incompréhensible !
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Il y a pourtant un moyen d’amener positivement les élèves d’origine musulmane à comprendre que le judaïsme a façonné des pans entiers de l’Islam. C’est en évoquant l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac par Abraham et en analysant rigoureusement une représentation de la scène, celle de Rembrandt ou du Caravage par exemple, que les élèves prennent alors conscience, progressivement, de l’antériorité réelle du judaïsme. Ils mesurent alors aussi tout ce que l’Islam doit à la religion d’Abraham. Un autre moyen permet également de décrisper les enfants arabophones, souvent majoritaires dans nos classes. C’est de leur montrer, exemples à l’appui que l’hébreu, l’araméen (la langue de Jésus) et l’arabe sont des langues sémites. Ainsi, ils apprennent que d’innombrables mots des ces langues sont quasi identiques, à une voyelle près. Ainsi, les mots père, soleil, paix, et tant d’autres …se prononcent de la même façon. De plus, ces langues s’écrivent de droite à gauche, ce qui apporte un élément de proximité supplémentaire, à la joie des élèves, ravis d’avoir découvert ce que l’on ne leur avait jamais dit auparavant, et qui était pourtant élémentaire et tout à fait à leur portée.
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Les mœurs et les croyances des Grecs et des Romains surpren­nent aussi (le terme est faible…) la plupart de nos petits apprenants. Bien qu’ils vibrent aux récits de l’Iliade et de l’Odyssée expliqués en classe, nos petits admirateurs d’Achille, d’Hector et d’Ulysse rejettent pourtant en bloc et sans nuance les explications concernant les dieux et les déesses de l’époque.
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Le polythéisme antique les révulse, au point que je dois m’y reprendre à plusieurs reprises pour fixer le tableau des divinités grecques et romaines. Autant les aventures de Jason ou d’Héraklès les enchantent (et je mets un point d’honneur à les leur conter le plus fidèlement possible), autant les aventures du maître des dieux entrainent chez eux consternation et réprobation. Enfin, l’homosexualité de la société antique les laisse pantois et interrogateurs, ainsi que les réalisations de l’art gréco-romain, où le nu était largement représenté.
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Comment dès lors leur faire comprendre la beauté et la valeur de sociétés et de civilisations qui ont contribué de façon aussi décisive à l’élaboration de notre société contemporaine ? La tâche est ardue.
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L’exemple de la démocratie athénienne ne semble pas soulever beaucoup d’émotion : par contre la place de la femme athénienne dans le gynécée leur convient parfaitement. Et l’on assiste alors à un affrontement entre filles et garçons, ces dernières contestant le sort fait aux femmes à cette époque lointaine.
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En 2e année, place au Moyen Âge, aux Temps Modernes et à l’époque contemporaine.
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De nombreux aspects de l’histoire médiévale heurtent la sensibilité de nos jeunes élèves. Qu’il s’agisse du christianisme dans l’Empire romain, des migrations germaniques, de l’apparition de l’islam, des croisades en Orient ou encore de la Grande peste.
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La grande majorité de nos jeunes élèves ne conçoit pas un seul instant que l’Afrique du Nord ait pu être chrétienne durant plusieurs siècles. Ils sont à la limite de la rébellion (je pèse évidemment mes mots) lorsque ces notions sont évoquées devant eux. Les figures de Saint-Augustin, de Tertullien ou de Cyprien leur sont odieuses. La simple analyse de la carte des évêchés africains les hérisse littéralement. Il faut des trésors de diplomatie pour qu’ils parviennent à admettre que leurs lointains aïeux comptaient parmi …les premiers chrétiens ! Ces Berbères pourtant illustres ne trouvent aucune grâce à leurs yeux.
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Et lorsque l’on présente la séquence sur l’apparition de l’Islam, ils affirment qu’ils n’ont jamais entendu ailleurs les informations communiquées en classe d’histoire. Ils ne s’habituent pas au prophète de l’Islam « simple » personnage historique. L’Arabie antéislamique leur est totalement inconnue. Pour eux, l’Islam existe depuis toujours, partout dans le monde et pour toujours. Ils sont littéralement dans un type de pensée absolue : la relativisation des concepts, des idées, des événements leur est particulièrement pénible, voire dans certains cas impossible.
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Inutile de dire comme il faut ferrailler pour les amener à analyser « rationnellement » le document iconographique représentant le prophète de l’Islam visage apparent (Miniature persane de la Bibliothèque Nationale à Paris). Certains enfants allaient jusqu’à ne pas le regarder de toute la leçon, « parce que c’est interdit » !
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Le Moyen Âge occidental, féodal et chrétien est particulièrement révélateur d’une série de présupposés idéologiques de la part de nos jeunes étudiants. Les Croisades en Orient en sont un exemple saillant.
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Les affrontements entre Croisés et « Infidèles » en Terre Sainte suscitent chez eux une émotion extraordinaire, ce qui amène le professeur à choisir ses mots pour ne pas blesser davantage ces enfants quasi endoctrinés.
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Les figures de Saladin, de Richard Cœur de Lion ou de Saint Louis (Louis IX) les ravissent, les étonnent ou leur sont définitivement incompréhen­sibles. La nuance qui permet de saisir les choses de manière fine leur fait complètement défaut. Une fois encore, le professeur doit impérativement prendre le temps, expliquer, expliciter, faire montre d’une infinie patience pour montrer qu’en Histoire, rien n’est noir, rien n’est blanc. Et que les massacres sont de tous les camps, de toutes les religions et, hélas, de toutes les époques.
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Le recours systématique aux documents iconographiques, aux textes (sous forme d’extraits traduits bien sûr), l’utilisation de l’atlas d’histoire, la diffusion d’émissions à caractère pédagogique (« C’est pas sorcier », notamment) permettent pourtant de montrer, de démontrer les choses, sereinement.
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En Histoire, l’on n’invente rien. Et pour mener l’enquête, il faut se poser des questions, beaucoup de question. Sans garantie de réponse certaine et définitive. C’est le lot des sciences humaines, « sciences molles », dont l’Histoire. Et cela aussi, les élèves ne sont pas prêts à l’entendre.
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Pourquoi iraient-ils troquer une conviction infaillible, indiscutable et définitive contre un savoir incertain, toujours en construction et où le doute est toujours permis ? Le confort contre l’inconfort. En début de degré, les élèves ont vite choisi. Mais après plusieurs semaines, plusieurs mois, ils comprennent peu à peu où le professeur veut en venir. Et ils lui laissent sa chance d’expliquer ce qui pour eux à l’origine est inexplicable. C’est un mouvement qui vient des élèves, qu’il faut pouvoir susciter, malgré les difficultés. L’apprentissage est un processus qui part des enfants pour revenir vers eux.
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L’Histoire moderne se résume schématiquement en deux temps forts : la Renaissance et la Révolution française.
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Le peu de cas que nos enfants font de la société antique (voir plus haut) nous laisse imaginer ce qu’ils pensent vraiment de la « renaissance » de celle-ci au XVIesiècle. Pourtant une idée centrale doit leur être expliquée qui va à l’encontre de tout ce qu’ils croient, de tout ce qui leur a été seriné hors école. C’est la place de l’Homme, la valeur que nous lui reconnaissons et la remise en question du modèle théocratique du Moyen Age occidental. Peu à peu, cette idée fait son petit bonhomme de chemin et les élèves admettent progressivement, avec encore des réticences, que l’abandon progressif du modèle théocratique en Occident conduit progressivement à une plus grande liberté, de conscience notamment et permet l’éclosion de la pensée scientifique, jusqu’alors réprimée. Ce chapitre de l’Histoire est capital. Il permet de montrer le lent cheminement d’une société archaïque et sous-développée vers une société moderne avancée. En quelques siècles seulement.
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Les élèves le comprennent et l’admettent. Dès qu’ils apprennent, dès qu’ils appréhendent le savoir, ils ne trichent pas et ne jouent pas à nier l’évidence. Dès que leur ignorance recule, leur bonne foi grandit et ils sont prêts à aborder dans de meilleures dispositions l’étape historique suivante.
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Et c’est de la Révolution française qu’il s’agit. Morceau de choix. Episode crucial pour l’histoire des idées. Il y a un avant et un après. Et notre société est encore régie par les principes posés par les Révolutionnaires de ‘89. L’actualité nous sert. Ne parle-t-on pas de « Révolutions arabes » ? De « printemps arabe » ? Après l’exposé des faits, des personnages marquants et des événements (sans rien celer de leur dimension tragique), commence le difficile exercice de comparaison. Partout et de tout temps, l’Homme a aspiré à la Liberté. Grand silence dans la classe. Plus un murmure.
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L’analyse du tableau de Delacroix « La Liberté guidant le Peuple » n’entraîne aucun commentaire négatif. A peine aperçoivent-ils la poitrine dénudée de la Liberté… Alors que quand nous étudiions l’art grec, un an plus tôt, que de protestations pour une Vénus de Milo ou une Aphrodite de Cnide! Là, plus rien. Manifestement, ils ont compris. Enfin. Le tableau de Delacroix est littéralement « intégré ». Le jeune Gavroche est admiré. Sans retenue. Un moment de grâce au cours d’histoire comme il en existe peu. Après tant et tant de déconvenues !
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Un autre moment fort du programme de deuxième secondaire est sans conteste la montée des totalitarismes et la Seconde guerre mondiale. La solution finale préconisée par les nazis à l’encontre des Juifs d’Europe est évidemment racontée et expliquée avec soin.
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La réaction des enfants est complexe, passant de l’antisémitisme latent présent chez eux à l’indignation réelle lorsqu’ils ont enfin compris les tenants et les aboutissants du régime d’Hitler et le sort tragique réservé aux millions de Juifs déportés. C’est une leçon clé. Celle qui fixe les choses pour l’avenir. Les élèves doivent entendre et connaître ces explications. Et pour qu’ils puissent aussi se situer personnellement, individuellement. En âme et conscience.

Pour une citoyenneté véritable

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L’école forme les citoyens de demain. C’est une évidence. Les électeurs de demain. Les contribuables de demain. Les parents de demain.
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Le cours d’histoire, et à travers lui les professeurs chargés humblement de le dispenser, ont une responsabilité écrasante. La formation idéologique (dans l’acception positive de cet adjectif si décrié au XXe siècle) repose en grande partie sur les leçons qu’ils auront le temps, la patience, la possibilité de dispenser au cours des six années du secondaire et singulièrement au cours des deux années du 1er degré de l’enseignement. On peut encore « rattraper » un enfant de douze, treize, quatorze ans. Le mal est définitif passé seize ans, âge de nombre de nos jeunes partis s’égarer en Syrie ou en Irak, à la poursuite de mortelles chimères. Les certitudes s’installent pour la vie. Le doute, la pensée relative s’estompent à jamais. Le dogme triomphe.
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Par la persuasion, le dialogue, le respect inconditionnel, l’écoute véritable (il faut donner la parole aux enfants, leur permettre d’expliquer avec leurs mots la vision qui leur a été inculquée, sans les juger ni les interrompre) et l’explication rationnelle, sincère et scientifique, on peut parvenir progressivement à réfléchir et à se forger une opinion non plus apprise mais qui repose sur des faits solidement établis.
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C’est ainsi que nous pouvons espérer renouer le dialogue avec ces jeunes de l’« après Charlie » avec espoir et enthousiasme.


Plan de l'article

  1. Programme suivi (Ville de Bruxelles 2002)
  2. Public visé : population majoritairement d’origine étrangère et quart-monde belge
  3. Les écueuils rencontrés
  4. Pour une citoyenneté véritable

Pour citer cet article

Messaouri Sahid, « Enseignement de l’histoire 1991-2014 : les écueuils, les enjeux. Un témoignage du « terrain ». », Cahiers Bruxellois – Brusselse Cahiers 1/2015 (XLVII) , p. 283-288
URL : www.cairn.info/revue-cahiers-bruxellois-2015-1-page-283.htm.


Cahiers Bruxellois – Brusselse Cahiers 2015/1



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